D’ordinaire, il dort bien. Au lever, il se sent l’énergie d’un prédicateur, engloutit un vrai repas et quitte sa villa en sifflotant pour rejoindre les salles de classe toutes proches où il donnera son cours. Mais cette nuit-là fait exception. Pour quelle raison ne peut-il pas fermer l’œil ? Il ne saurait le dire. Au début, il reste longtemps allongé sur le dos, les yeux clos. Il pense à des choses ordinaires. Les courses à ne pas oublier quand il ira à la ville le mercredi suivant. Son projet de week-end sur l’île. Un pêcheur du village l’amènera dans sa pirogue à moteur, lui et ses deux collègues. Une heure de trajet, tout au plus. Ne pas oublier un vêtement de pluie pour le retour. On avance contre les courants et la pirogue frappe chaque grosse vague. Les passagers sont aspergés. Le prochain chapitre du cours qu’il faudra préparer bientôt. Et pour la pratique, vérifier les appareils de mesure. Les systèmes optiques sont sensibles à l’humidité constante. Puis il se tourne sur le côté et reprend ses réflexions. Les minutes s’accumulent, deviennent des heures. Il se lève, prend une infusion, en vain. Plus tard, il ouvre un roman qu’il a acheté la semaine précédente. Mais rien ne peut l’aider. Au petit matin il sombre enfin, juste à l’instant où le réveil sonne. Accablé, il peine à se lever. La douche ne le ranime pas vraiment et il ne peut rien avaler, hébété de fatigue devant la table garnie. Il quitte la maison dans le magnifique soleil levant. Il marche comme derrière un corbillard.
Il n’a aujourd’hui aucun souvenir de cette matinée de travaux pratiques qu’il donne en forêt à un groupe d’étudiants qui a la décence de ne rien remarquer et de suivre les instructions distribuées sans poser de questions. Il rentre vers treize heures, avale rapidement la moitié d’une boîte de cassoulet froid puis se dirige vers la chambre. C’est enfin le moment auquel il aspire depuis des heures. Il se laisse engloutir dans une sieste lourde, sans fond, de laquelle rien ne semble pouvoir le sortir jusqu’au crépuscule.
Il n’est pas endormi depuis dix minutes qu’un bourdonnement continu et puissant vient le sortir de l’espèce de coma dans lequel il est plongé. Un peu de temps lui est nécessaire pour se trouver à nouveau de plain pied avec la réalité. C’est un bruit maintenant assourdissant qui semble aller et venir autour de la maison. Avec difficultés, il se lève et s’approche de la fenêtre. Ses yeux s’écarquillent. En ce début d’après-midi, un agent du campus a décidé de tondre la pelouse de la concession où il vit. Cette tranche horaire est pourtant exclue par le règlement intérieur. En outre, alors que progressivement ses pensées retrouvent leur fluidité, il lui devient évident que la tondeuse utilisée est la plus bruyante du parc de maintenance et qu’elle a été choisie délibérément.
Il fulmine. Le volcan assoupi en lui depuis des années gonfle soudain, se fissure puis, sous la pression cataclysmique du magma, vient d’exploser. Bouillie rougeoyante expulsée à des vitesses inouïes, la lave retombe bientôt en nuées ardentes qui dévastent tout. Des envies de meurtre l’assaillent. Il ne sait trop dire comment, la machette cachée au chevet de son lit se retrouve soudain dans sa main droite et il bondit dans le couloir, persuadé que l’inéluctable est en marche. Il jaillit dans le salon et se jette sur la porte qui le mènera dehors lorsque, inexplicablement, son esprit fébrile expulse un mot, un unique vocable de deux syllabes : Verdun. Le grand-père racontait. Le froid, la boue, la mort. L’apocalypse de fer et de feu. Les boyaux des copains, l’instant d’avant riant avec lui, plaqués sur son visage effaré. Les assauts sanglants et inutiles puis, quand tout s’apaise, les gémissements des oubliés qui agonisent. La peur, les poux, la crasse. Verdun… Ce n’est pas grave. Il tond juste la pelouse. C’est son boulot. La vie est belle.
Il sort et s’immobilise sur le palier. Le bruit est toujours là. Il gonfle ses poumons, redresse la tête, jette un regard au ciel sans défauts puis tourne les talons, pose la machette, enfile un slip de bain et s’en va à la plage. Il s’étendra une demi-heure dans une flaque qu’il connaît, à l’étale de basse mer. Peut-être même y somnolera-t-il un peu. Quand il reviendra tout sera rentré dans l’ordre.