lundi 27 janvier 2014

Le mot

D’ordinaire, il dort bien. Au lever, il se sent l’énergie d’un prédicateur, engloutit un vrai repas et quitte sa villa en sifflotant pour rejoindre les salles de classe toutes proches où il donnera son cours. Mais cette nuit-là fait exception. Pour quelle raison ne peut-il pas fermer l’œil ? Il ne saurait le dire. Au début, il reste longtemps allongé sur le dos, les yeux clos. Il pense à des choses ordinaires. Les courses à ne pas oublier quand il ira à la ville le mercredi suivant. Son projet de week-end sur l’île. Un pêcheur du village l’amènera dans sa pirogue à moteur, lui et ses deux collègues. Une heure de trajet, tout au plus. Ne pas oublier un vêtement de pluie pour le retour. On avance contre les courants et la pirogue frappe chaque grosse vague. Les passagers sont aspergés. Le prochain chapitre du cours qu’il faudra préparer bientôt. Et pour la pratique, vérifier les appareils de mesure. Les systèmes optiques sont sensibles à l’humidité constante. Puis il se tourne sur le côté et reprend ses réflexions. Les minutes s’accumulent, deviennent des heures. Il se lève, prend une infusion, en vain. Plus tard, il ouvre un roman qu’il a acheté la semaine précédente. Mais rien ne peut l’aider. Au petit matin il sombre enfin, juste à l’instant où le réveil sonne. Accablé, il peine à se lever. La douche ne le ranime pas vraiment et il ne peut rien avaler, hébété de fatigue devant la table garnie. Il quitte la maison dans le magnifique soleil levant. Il marche comme derrière un corbillard.

Il n’a aujourd’hui aucun souvenir de cette matinée de travaux pratiques qu’il donne en forêt à un groupe d’étudiants qui a la décence de ne rien remarquer et de suivre les instructions distribuées sans poser de questions. Il rentre vers treize heures, avale rapidement la moitié d’une boîte de cassoulet froid puis se dirige vers la chambre. C’est enfin le moment auquel il aspire depuis des heures. Il se laisse engloutir dans une sieste lourde, sans fond, de laquelle rien ne semble pouvoir le sortir jusqu’au crépuscule.

Il n’est pas endormi depuis dix minutes qu’un bourdonnement continu et puissant vient le sortir de l’espèce de coma dans lequel il est plongé. Un peu de temps lui est nécessaire pour se trouver à nouveau de plain pied avec la réalité. C’est un bruit maintenant assourdissant qui semble aller et venir autour de la maison. Avec difficultés, il se lève et s’approche de la fenêtre. Ses yeux s’écarquillent. En ce début d’après-midi, un agent du campus a décidé de tondre la pelouse de la concession où il vit. Cette tranche horaire est pourtant exclue par le règlement intérieur. En outre, alors que progressivement ses pensées retrouvent leur fluidité, il lui devient évident que la tondeuse utilisée est la plus bruyante du parc de maintenance et qu’elle a été choisie délibérément.

Il fulmine. Le volcan assoupi en lui depuis des années gonfle soudain, se fissure puis, sous la pression cataclysmique du magma, vient d’exploser. Bouillie rougeoyante expulsée à des vitesses inouïes, la lave retombe bientôt en nuées ardentes qui dévastent tout. Des envies de meurtre l’assaillent. Il ne sait trop dire comment, la machette cachée au chevet de son lit se retrouve soudain dans sa main droite et il bondit dans le couloir, persuadé que l’inéluctable est en marche. Il jaillit dans le salon et se jette sur la porte qui le mènera dehors lorsque, inexplicablement, son esprit fébrile expulse un mot, un unique vocable de deux syllabes : Verdun. Le grand-père racontait. Le froid, la boue, la mort. L’apocalypse de fer et de feu. Les boyaux des copains, l’instant d’avant riant avec lui, plaqués sur son visage effaré. Les assauts sanglants et inutiles puis, quand tout s’apaise, les gémissements des oubliés qui agonisent. La peur, les poux, la crasse. Verdun… Ce n’est pas grave. Il tond juste la pelouse. C’est son boulot. La vie est belle.

Il sort et s’immobilise sur le palier. Le bruit est toujours là. Il gonfle ses poumons, redresse la tête, jette un regard au ciel sans défauts puis tourne les talons, pose la machette, enfile un slip de bain et s’en va à la plage. Il s’étendra une demi-heure dans une flaque qu’il connaît, à l’étale de basse mer. Peut-être même y somnolera-t-il un peu. Quand il reviendra tout sera rentré dans l’ordre.

samedi 18 janvier 2014

Boit-la-tasse recherche plus-léger-que-le-ciel

Ici il n'y a plus d'arbres. Mais pas encore de roches ni de glaces. Ici l'herbe est verte, elle est drue et elle fait le bonheur de ruminants transhumants. Ici par endroit ce vert s'entrouvre, le loess apparaît et l'eau suinte. Goutte à goutte d'abord puis perle à perle… un filet maintenant, un premier, un deuxième… Gange miniature, minuscule Euphrate: confluence, un ruisseau nait et se donne déjà des airs de fleuve amazonien. Entre deux pierres, un rétrécissement et tout s'accélère… un nouvel affluent et c'est l'excitation, le courant dans un sens, l'agitation est en majeur, un contre-courant, le tempo est à la turbulence… la pente se durcit, la terre se creuse, remous et son contraire, l'eau est prise au piège. Colère de celle qui tente une échappée, un touffe d'herbe cède, une motte d'argile se dissout, un caillou vacille… on croirait la tempête. De l'eau, de la boue et de pierrailles et dans cette tourmente minuscule, un galet. Blanc et pas plus grand que le creux d'une main d'enfant, un galet racle-le-fond, un galet où-est-la-surface, un galet au-secours-je-me-noie. - Au secours! - Un mot! - Un mot vite! - Mais lancez-moi un mot! - Un de ceux auquel je puisse me raccrocher, léger! flottant! aérien! - Plume? Pas assez fort! - Bulle? Bien trop fragile! - Un peu d'écume? Mais non, un mot, un de ceux qui me tiendrait là-haut, un mot qui vivrait dans le bleu du ciel, un mot juste sous le soleil… - Nuage? - Oui, nuage! Merci pour ce nuage, c'est juste ce qu'il me fallait! - Oui mais voilà… comment s'y prendre… quand on est un galet… comment s'y prendre depuis le fond de son torrent, comment s'y prendre quand on est un boit-la-tasse pour se laisser porter par un plus-léger-que-le-ciel?

Benoît DECQUE, le 14 janvier 2014

Merci à Juliette Gréco pour son "petit poisson, petit oiseau".

mercredi 15 janvier 2014

Procrastiner…

Procrastiner*: Rite en vogue chez les adorateurs de St Procraste, consistant à prédire l'avenir après coup. Exemple: les Procrastinateurs avaient prévu la chute des Twin towers le 12 septembre 2001.

De tous temps, sur toutes les places, dans tous les pays, les prédicateurs ont attiré les foules. Qu'ils prédisent l'enfer, le déluge, les pluies de sauterelles ou la fin des ours blancs ils aimantent, ils aspirent les populaces crédules. Tous. Sauf les Procrastinateurs. Depuis leur apparition il y a quelques siècles, dès qu'un adorateur de St Procraste se présente en place publique, reconnaissable en cela qu'il tourne le dos à la foule, il n'a en général pas le temps d'énoncer ses prophéties à contre temps qu'il se fait conspuer et lyncher. C’est ainsi. Les foules applaudissent ou jettent des cailloux, c'est selon. Ainsi peu à peu les Procrastinateurs quittèrent les villes pour les campagnes, puis les villages pour les déserts. Il leur fut aisé d'y prédire qu'ils allaient y mourir de soif puisque cela était partiellement réalisé.
Alors qu'ils n'étaient plus qu'une poignée de prédicateurs desséchés, ils tombèrent un jour, au détour d'un mirage, sur une garnison du désert. Une cinquantaine de zouaves en pantalon rouge, alignés devant une rangée de tentes d'un blanc immaculé, brandissaient leurs cimeterres étincelants. Face à eux un général à cheval, hurlant et vociférant, désignait l’objet de son courroux du bout de sa cravache, à savoir un troupeau de dromadaires éparpillés dans des postures et positions indignes d’une parade militaire.
« Je rappelle que je vous ai demandé une orthodromie*, ce qui signifie « un alignement de dromadaires », le premier imbécile venu sait cela ! N’est-ce pas ? » conclut-il en se tournant vers nos malheureux Procrastinateurs qui, évidemment n’avaient pas encore prévu la question. Ceux-ci, rendus muets ne surent ni répondre, ni prévoir ce que leur réservaient ces cimeterres soudain tendus dans leur direction.
C’est ainsi que disparut définitivement l’ordre des Procrastinateurs.
Christine

lundi 13 janvier 2014

La pentière

C’est un soir de jadis ténébreux et glacé
Le brouillard est visqueux plein de clartés blafardes
Qui dessinent parfois sur les murs désolés
Des cortèges muets de gueux couverts de hardes

Sur la Butte écrasée par le poids de la nuit
On devine là-bas qui attend sous un porche
La pentière* assommée de misère et d’ennui
Rêvant de se chauffer au halo d’une torche

En ce lugubre instant son cœur se décompose
Plus la moindre lueur dans son âme affligée
Ni d’infime espérance dans son esprit morose
Et plus aucun futur dans sa vie essorée

Mais soudain ses yeux noirs s’allument d’un éclat
Et dans son corps transis un frisson brûlant passe
Car très distinctement elle reconnaît là-bas
L’espoir le renouveau la fin de ses angoisses

Elle entrevoit déjà l’aloyau rissolant
Sur le lard suintant les navets et les fèves
Et les yeux éblouis de ses quatorze enfants
Qui sourient à la vue du plus beau de leurs rêves

Car quittant l’âtre chaud où sa femme geignante
Le tance d’être encor à ses charmes rétif
Vient de surgir là-bas de la brume entêtante
Un bourgeois silencieux opulent et chétif

pentière : n.f. Désignait autrefois les prostituées exerçant dans les rues en pente. Après confesse, il alla s'ébaudir chez les pentières de Montmartre, Richepin

mercredi 8 janvier 2014

L'émondeur

Monsieur est émondeur. Il se plait à le faire savoir. Il aime son métier. Le contact avec son public, il se dit physionomiste et il l’est. Un visage, une allure, une stature… juste quelques petites secondes et celui-là et celle-là et celui-là encore, aucuns ne seront plus jamais des inconnus pour lui. Monsieur tient sa porte comme il tiendrait l’entrée du paradis. Derrière sa porte, c’est « Le Paradis » : grande salle de danse, parquets et bois massifs, miroirs et vernis. Banquettes tout autour, cuirs rouges et barres de cuivres lustrées. Le cristal, lui, il s’impose dans les immenses suspensions qui semblent comme en lévitation dans la couleur ciel-nuage-et-putti du grand plafond à caissons. Monsieur est émondeur, de son œil, de sa main il accueille les arrivants en même temps qu’il leur tient sa porte. De la même main et du même œil il refoule ceux ou celles qui n’ont pas la tenue correcte exigée - c’est écrit - ceux ou celles qui sont déjà éméchés - c’est lui qui apprécie, Monsieur est émondeur. En fin de soirée Monsieur est attentif à son public, l’heure avance, l’aube pointe, il va falloir qu’il commence à émonder la piste de danse, il est persuasif, il fait autorité, naturellement. Un couple, un autre, les derniers et puis ça y est « Le Paradis » est émondé ! Monsieur est fier de son travail, sans heurt, jamais un mot plus haut que l’autre, Monsieur aime son métier, il aime son titre : émondeur - vient de émonder (v.t.) étymologiquement, é du grec: hors de, ôter -  é-monder: ôter le monde, par extension faire sortir le monde, la foule (d’une salle) - Monsieur est fier de son titre, de son qualificatif, il sait que dans d’autres circonstances et d’une manière bien trop populaire à son goût on aurait dit : « Videur ».

Benoît Decque, mardi 7 janvier 2014

mardi 7 janvier 2014

Ecussonnoir et autres mots rares

Ecussonnoir : nom masculin, désignait dans le Haut moyen-âge, celui des pages dont la fonction consistait, après les tournois, à récupérer les écussons usagés des chevaliers malheureux et à leur redonner du lustre avant la prochaine joute.
Cf anonyme 14ème siècle : « Fidèle au preux Meursault, Ysandre confia son mouchoir à son écussonnoir, afin qu’il fit luire aux étoiles les armoiries de Flandres. »


Oyez Damoiselle, la belle histoire de Meursault
qui pour Ysandre la belle troqua oripeaux
et fausses dentelles, contre une lance en argent
une froide écuelle, un surcot de fer blanc.

Ce jeun’ page à la cour du chevalier Yvain
mignon de sa personne, courtois en tous chemins
prochain écussonnoir du seigneur de ces lieux
aurait dû selon tous, aimer et vivre vieux.

Par malheur pour les siens, il vit la jouvencelle
se baigner près du lac, chanter la ritournelle
et sceller en son cœur les li-ens du destin

Parti pour les croisades afin de l’émouvoir
c’est à l’heure de mourir que son joli mouchoir
recueillit son chagrin, Ysandre était si loin.

Isabelle de Flandres